Avec, un peu de recul, voici le retour d'expérience de mon premier Ironman et de la valse des émotions que cela a généré. C'est un peu long, certes, mais à l'image de cette journée. :)
La course au bracelet bleu
Nice…
Après des jours et des bouts de nuits à tout imaginer, tout calculer ou tenter de tout prévoir, nous y voilà enfin. La Promenade nous accueille par centaines, par milliers. La Finish Line est là, vide mais déjà pleine de promesses et chacun de nous la regarde du coin de l’œil.
Me suis-je déjà autant concentré pour faire chacun de mes sacs de transition ? Je ne pense pas. Laure, Lisa, Titouan me soutiennent et me supportent depuis des mois, mes parents sont là aussi. Tout ce joli monde est aux petits soins, attentionné et précautionneux à la fois. J’essaie d’être tranquille avec eux, ma mère me sent tendu. Les mamans…
Le vélo est posé, les sacs bien suspendus, je prends mes repères, calmement aujourd’hui car demain je serai à l’ouest. Dans cette forêt de vélos, un miracle, le mien est au pied de la sculpture monumentale de Venet : 30 mètres de haut, je crois que j’ai mon repère !
Retour à l’appartement, plus rien à faire, se reposer, se détendre.
Bleu,
Bleu profond comme le manteau de la nuit dans lequel je me drape pour rejoindre le parc à vélo. Tout n’est que silence, même entre nous. Quelques mots avares pour rassurer l’autre, pour se rassurer soi. Dernières vérifications futiles, tout est déjà joué, il ne reste qu’à assumer et à profiter du voyage. « Profites en !» m’avez-vous tous dit. Rien n’est certain mais je vais essayer de mettre en musique vos paroles.
Bleue,
Bleue comme cette mer qui nous attend, maintenant revêtus de nos habits de néoprène. Cette mer chaleureuse, accueillante semble nous tendre des bras bienveillants comme pour nous dire « la journée sera longue, dure, incertaine, mais pour l’instant rejoins moi dans la quiétude de mes eaux turquoises, après tu verras ». Parmi nous, beaucoup moins de fanfaronnade qu’à l’accoutumé, je peux palper l’humilité des gens qui m’entourent. Quelques sourires et c’est tout. Je suis envahi par une première vague d’émotions en écoutant le discours du speaker qui nous explique que nous avons fait le plus dur, pendant l’entraînement, parfois dans le froid ou sous la pluie ou contrarié par le vent, que la journée sera belle. S’il continue, je fonds en larme. Je respire, je me ferme à ce que j’entends, je me reconcentre, mon cœur se calme. Je suis prêt.
Avant de rentrer dans l’eau, j’aperçois mon fils qui me fait signe, c’est bon de les sentir là, bien sûr qu’ils sont là, ils ont toujours été là. Et je passe à l’horizontale. Quel plaisir ce rolling start, pas de bousculade, chacun à sa place, je prends mon cap et place ma nage. Merci au sel et au néoprène pour la parfaite flottaison. Moi, je n’ai qu’à penser à glisser sur l’eau. Et ça ne marche pas trop mal, les 3km800 en 1h18, je n’ai jamais fait mieux et, autre point positif, je ne ressens aucune fatigue, la journée peut commencer.
Bleu,
Bleu comme le ciel sous lequel je m’élance. Là encore, toutes vos paroles me reviennent : « ne pas s’enflammer, toujours en garder sous la pédale ». Je laisse mon côté maniaco-obsessionnel s’exprimer, je bois mécaniquement 2 ou 3 gorgées toutes les 10 minutes, je m’alimente toutes les 45. Je jongle avec les ravitos, les bénévoles sont extra, ils ont à cœur de te faciliter la tâche, j’essaie de faciliter la leur en jetant mes déchets dans les zones prévues, et très bien repérables, contrairement à l’immense majorité qui me précède. L’illettrisme serait-il à surveiller chez les triathlètes au long court ? Etant plutôt bien sorti de l’eau, je passe les premières heures en selle à me faire déposer par des concurrents en avion de chasse. Je me répète en boucle que ce n’est pas contre eux que je me bats. C’est plutôt une affaire entre moi et moi.
Le rythme général se ralentit, nous abordons le col de l’Ecre. Que les choses soient claires… Le col de l’Ecre n’est pas le Val de Cuech, ni le Val d’Enfer, qu’on se le dise ! Je rattraperai quelques “lourds” et ce sera tout. Comme avec son petit frère, le col de Vence, la chaleur et les pourcentages obligeront mon compteur à ne plus savoir compter jusqu’à 10… ça monte, ça descend, les paysages sont spectaculaires, les villages traversés sont autant de cartes postales et, sans être le Tour non plus, les gens au bord de la route nous encouragent chaleureusement.
De temps en temps, je passe sur un capteur. Ma puce fait sonner un boitier dans l’herbe et je me dis qu’on vous envoie de mes nouvelles. Je m’accroche à ce lien ténu, je pense à mes proches, à vous, je respire, je pédale. Je revois la mer, synonyme de délivrance et de chemin de Croix à la fois, je respire, je pédale et je déboule sur la Promenade. Elle me parait interminable cette Promenade, même à vélo. L’envie de me redresser et de revoir les miens n’y est pas étrangère. D’ailleurs, les voilà les miens, ils hurlent à mon passage, comme pour exorciser la tension accumulée depuis près de 8 heures. 8 heures, c’est beaucoup mais c’est ce que j’avais imaginé, calculé.
De retour dans le parc à vélo, je suis soulagé d’être passé entre les gouttes de cette course à élimination. Pas de chute, pas de casse, pas de crevaison, pas de pépins physiques. J’ai laissé sur le bord de la route des compagnons d’infortune, des femmes, des femmes en pleurs parce que leur corps ou leur machine ne leur permettait pas d’aller plus loin. Mon ventre s’est noué à la vision de leur détresse. Ils relativiseront plus tard mais pas aujourd’hui, impossible.
Bleu,
Bleu comme ce bracelet que je comprends être le troisième à obtenir à la fin de la troisième boucle. A partir de ce moment-là, ce bracelet bleu va devenir mon obsession. Je m’y projette mais ne m’y perds pas car j’ai encore un poignet vierge et ce sera long. Dès le 2ème kilomètres j’adopte la progression Sioux : alternance marche-course, et je suis loin d’être le seul. Tous les kilomètres ma montre me rassure, à ce rythme-là, je rentre. Mon objectif de ne marcher qu’aux ravitos a volé en éclat depuis longtemps et je prends les foulées et les minutes les unes après les autres. Ne pas trop faire attention aux poignets à 3 bracelets. Impossible, je fixe les bracelets bleus, j’éprouve ce qu’ils éprouvent à l’approche du dénouement. Je me ravise, mon poignet est toujours vierge. Concentre-toi sur ta course… Je finis mon premier tour.
Bleus,
Bleus comme des bleus à l’âme... Histoire d’arroser la fin du premier tour, la pluie s’invite. Pendant 1h30 la pluie sera notre compagne avec son acolyte Eole. J’ai froid, je suis trempé. Certains s’arrêtent aux tentes de la Croix Rouge et en ressortent avec des couvertures de survie. Comment peut-on courir avec ça. Les crissements de ces accoutrements lunaires m’agacent, je n’arrive plus à calculer mes temps de passage. Une grande lassitude m'envahit, ma tête me dit d’arrêter, juste que ça s’arrête. Je refuse de regarder trop loin, cette Promenade me paraît gigantesque et le Negresco, là-bas, tout petit. Chaque ravitaillement devient une oasis où les sourires et les encouragements des bénévoles, eux aussi transis de froid, nourrissent davantage que les pâtes de fruit ou autres boissons. Je pense à vous tous et je me dis que je ne supporterai pas vos messages de réconfort en cas d’échec, pas très positif tout ça mais je n’ai pas trouvé, à ce moment-là, autre chose pour me retendre vers l’objectif.
Je repense à mon fils qui demandait à sa mère “mais qu’est-ce qu’on va lui dire s’il abandonne ?”. Mètre après mètre, je me rapproche de la bascule, du semi. Le public, resté malgré la pluie, nous pousse à ne rien lâcher. J’arrive à hauteur des miens dont l’enthousiasme est resté intact malgré les intempéries, je reprends des forces. Laure, mon épouse, me dit que c’est bon, que je vais le faire, qu’il me reste 3h30 pour faire 20 bornes. Fin du deuxième tour.
Bleu,
Bleu comme ce foutu bracelet après lequel je cours. Bleu, comme le ciel qui se débarrasse peu à peu de ses nuages, comme en réponse à ce qu’ils se passe dans ma tête car le prochain bracelet, c’est le bleu ! J’assume maintenant mon rythme de course, il n’a jamais été question de faire un temps, juste de finir, juste… Les intempéries ont parachevé l’œuvre de sape de cette épreuve. Des gens ont pris froid, ça vomit un peu partout, les jambes sont pétries de crampes. Certains sont semblables à des pantins désarticulés pour qui la délivrance semble bien lointaine. Encore une fois, ce qui prédomine, c’est le soulagement de passer entre les gouttes de tous ces écueils. Je commence à me dire que je vais le faire. Alors je relève la tête, je me dis, allez, cours jusqu’à ce stop, jusqu’à cet arbre. Mètre après mètre, je me rapproche du bracelet bleu.
Bleu,
Bleu comme ce bracelet que j’ai maintenant autour du poignet, le troisième tour est bouclé. Comme à chaque passage, je regarde la finish line et je me dis qu’elle sera bientôt mienne. La phrase du speaker qui, comme un refrain, accueille chaque finisher “YOU ARE AN IRONMAN !” résonne en moi et me fait vibrer de pied en cap. Je calcule, même en marchant je serai finisher. C’est ce que me confirme Laure, des trémolos dans la voix. Des frissons d’émotions me parcourent le corps, je vais le faire. Mon esprit est enfin libre, je décide d’en profiter un maximum. Je regarde autour de moi, je fais enfin attention à l’architecture, à ce décor redevenu carte postale à mes yeux. Les lumières de la ville s’éclairent peu à peu et la Promenade semble se parer de ses habits de fête. Dernier demi-tour, le Negresco est toujours aussi loin mais ce n’est plus grave. J’encourage les compagnons de galère que je croise, je remercie tous les bénévoles que je rencontre. Plus je m’approche et plus la phrase de speaker se fait présente “YOU ARE AN IRONMAN”... Je sais que l’une d’entre elle sera pour moi. Malgré la fatigue, mon visage se fend d’un grand sourire. Je profite de chaque seconde et je veux en profiter jusqu’au bout : sur le dernier kilomètre je me retourne sans cesse, je ne veux personne dans mon rétroviseur, je veux la finish line rien que pour moi ! Ce sera mon moment !
Rien ne vous prépare à vivre cette arrivée. La musique est à fond, les spectateurs chauffés à blanc par le speaker qui hurle mon prénom. Je rentre dans un couloir de furie, le tapis rouge n’est plus sur la Croisette, les gens me tendent les mains, je choisis le côté droit, je cherche les miens désespérément, c’est assourdissant, je ne les vois pas. Et puis un “PAPA !!!” déchire ce mur du son…
Bleus,
Bleus comme les yeux de ma fille et de ma femme qui m’attrapent la main et me transpercent de tout leur amour. Je plane, je ne ressens ni fatigue ni douleur, je me laisse porter par cette énergie. Je franchis la ligne d’arrivée les bras levés vers le ciel, signe de victoire sur moi-même ou de reconnaissance pour ce que je viens de vivre aujourd’hui. Et ces mots tant espérés… “YOU ARE AN IRONMAN !”